Jean-Paul Sartre
 

 
L'actualité de Sartre aujourd'hui, 20 ans après sa mort ?


Quelle curieuse question en plein tintamarre médiatique !
Sartre est mort et bien mort !
La commémoration de sa mort ne peut nous en faire douter. Il faut être mort et être des grands morts dont la mémoire doit être honorée, pour avoir le privilège d'une telle mise en scène. Quand on sait le temps nécessaire pour écrire un livre et l'éditer, pour concevoir et réaliser le numéro d'un hebdomadaire, pour la programmation d'une émission de télévision pour laquelle il faut réunir documents et témoignages, rassembler des invités illustres qui devront ressasser souvenirs et critiques qui déjà, du vivant du personnage, avaient fait leur preuve en indices d'audience et de ventes de papier, etc.,.. le moins que l'on puisse dire est que cette commémoration n'a pas été improvisée et qu'elle ne semble pas avoir été déclenchée par une forte émotion : ciel ! 20 ans déjà ! Notre société adore ses grands morts. Ainsi Sartre en est bien un ; les bruits médiatiques nous l'ont rappelé s'il en était besoin. Soit !
Mais pourquoi Sartre ?
20 ans après, serait-il encore lu ?
Son œuvre inspirerait-elle encore de nouvelles générations de lecteurs, d'étudiants et de professeurs, peut-être des intellectuels, des artistes, des militants des anciennes et nouvelles causes, à la recherche de voies pour comprendre leur époque. Son œuvre serait-elle encore une source essentielle pour y puiser les solutions aux luttes nécessaires d'aujourd'hui. Son œuvre ? Mais aussi sa vie. L'édition de ses carnets et lettres le prouve, les biographies le confirment : l'homme, l'intellectuel, l'écrivain et l'artiste le compagnon, le militant, le témoin, l'insurgé, etc,… toutes les figures de Sartre fascinent encore et en dépit de tous les ragots et condamnations de ses implacables adversaires ! Il y a une gestuelle de Sartre, il en a été l'excellent improvisateur et le magnifique acteur, ses amis en ont été les généreux témoins et iconographes, ses ennemis, les contempteurs, radoteurs. Sartre serait-il vivant ?
Paradoxalement l'orchestration de la commémoration mais le retour des refoulés haineux, parfois très subtils, le prouveraient ! Comme certaines mises en bière ou momification, il en est peut-être ainsi des empathies livresques qui voient en Sartre, deux ou trois sartre, pour les opposer les uns aux autres dans des antagonismes irréductibles et ainsi " intérioriser " en " sa personne " à l a fois, et contradictoirement, la sympathie que beaucoup estiment devoir à l'homme de lettres et à la réussite de son œuvre, et la haine des " bien-pensants " que ses dénonciations et ses engagements contre les pouvoirs établis dérangeaient et visiblement dérangent encore. Bref ! Sartre est vivant et il l'est de toute son œuvre et de toute sa pensée ! Et cela est plutôt une bonne nouvelle !
Alors pourquoi ce site aujourd'hui !
Précisément, parce que Sartre, par son œuvre, est vivant ! Mais cela ne suffit pas !
La prétention est précisément de prétendre que Sartre, l'homme, par ses engagements et sa gestuelle, par ses œuvres comme par toutes ses démarches, est actuel.

Il a été sans conteste de son époque et complètement de son époque ; en avoir été est tout le sens de sa théorie de l'engagement et de son humour assassin quand il tournait en dérision les " hommes de lettres " de son époque qui écrivaient pour une autre époque, pour les époques qui devaient leur être fatalement posthumes, pour la postérité. Il s'est engagé dans les combats de son époque. Il a créé pour les hommes de son époque. Il a affronté tous les risques de l'engagement sur les questions de son époque, sans attendre le bénéfice, illusoire et réactionnaire, du recul du temps. C'est dans les combats brûlants de la guerre froide, des luttes de libération nationale, des premiers efforts de minorités, et de toutes les minorités, pour faire entendre leur différence et leur souffrance d'opprimés, que Sartre s'exprimait et prenait position sans attendre que " l'Histoire ait éclairé la scène des luttes ". C'est dans l'ambiance des luttes, nouvelles alors, qu'il a apporté toutes les aides possibles, qu'il a fait peser tout son "poids " d'intellectuel du côté des opprimés parce que c'était l'urgence, parce c'était nécessaire, parce que le " devenir-oppresseur " de ces opprimés n'était pas l'actualité. Parler aujourd'hui des erreurs de Sartre est plus qu'une idiotie, c'est une malhonnête. C'est ne pas tenir compte de la nécessité de l'engagement d'alors, de ces conditions : résister aux oppressions. C'est se mettre du côté des oppresseurs de l'époque, qui pour l'essentiel sont toujours, sous des formes anciennes et nouvelles, dans l'exercice de leur oppression. Quant aux nouveaux oppresseurs, ceux qui avaient souvent le visage de la victime et étaient les porte-parole des opprimés, ils luttaient alors pour la libération de leur peuple et de leur nation. Ils portaient l'espoir des aspirations révolutionnaires, de l'émergence de sociétés sans oppression. Ou tout simplement ils incarnaient le droit à la dignité. Qu'ils soient devenus des oppresseurs, que, à l'issue de leurs combats et aux lendemains de leurs victoires, ils aient dévoyé les aspirations de tous ceux qui luttaient sous leur direction et de ceux qui croyaient aux possibilités historiques qu'ils nous proposaient alors, qu'ils aient, à leur tour, opprimé leur peuple dans la mise en place d'un supposé socialisme, et que pour ce faire ils aient commis les crimes plus odieux et les plus totalitaires, est une réalité incontournable et que l'on ne peut, par je ne sais quel aveuglement, escamoté. Ce nouvel état de fait et ces " nouvelles oppressions " sont un autre combat. Il est le nôtre, aussi, et plus que jamais le nôtre auprès des opprimés. Cet autre combat était celui de Sartre quand les choses se sont avérées de cet ordre. c'était, entre autre et bien longtemps que tout soit si clair pour tout le monde, tout le sens de ses efforts philosophiques pour " accompagner " le marxisme. C'est aujourd'hui, plus que jamais le nôtre. Et " la chute du mur de Berlin " ne nous en dispense point, moins encore le choix fait aujourd'hui par les nouveaux oligarques de ces pays dits alors de l'Est.
Mais affirmer que Sartre est actuel, c'est vouloir dire et prétendre aussi bien autre chose. C'est dire que son œuvre est de notre époque. En effet, l'histoire contemporaine a pris forme avec la fin de la décolonisation et surtout avec la " chute du mur de Berlin "et l'abandon du " socialisme réel ". La façon dont advint ce nouveau monde ne nous est pas indifférente. Le cours même des choses est une leçon de l'histoire : la mobilisation croissante des gens autour de quelques figures issues de leurs rangs, l'antagonisme mené de mains de maître par des syndicalistes, des intellectuels, des écrivains méprisés des régimes totalitaires, etc… Ces associations libres de gens " libres " ont déjoué tous les mauvais calculs et théories de la massification des individus. Les collusions Etat-armée-Parti, etc,… qui faisaient trembler tous les médias et les états-majors politiques et gouvernementaux " à l'Ouest ", se sont défaits en un clin d'œil. La manière de réécrire cette histoire comme la seule œuvre de quelques démiurges (Gorbatchev, Jean-Paul II, etc,.), nouveaux guides de peuples toujours aveugles, n'y changera pas grand chose. Cette histoire a été aussi un processus heuristique, et en ce sens elle donne raison à Sartre et à son œuvre. Elle a donné tort à toutes les philosophies et politiques du " désespoir définitif " qui corroboraient dans leur représentation des choses et surtout des gens de ces sociétés dites du socialisme réel, le point de vue du tyran (ou du parti) totalitaire qui ne retenait de l'individu opprimé que ce que le système d'oppression en fait, qui le réduisait à sa seule dimension de l'en-soi de l'oppression totale ; la massification des individus devait annihiler toute liberté et toute résistance à l'oppression,… Ou alors il ne restait qu'à faire appel à l'invention d'une nouvelle variante du système totalitaire (la titiste contre la stalinienne, la cubaine contre toutes les autres, la chinoise contre… ). La philosophie de Sartre, dans ses différents bourgeonnements (L'Etre et le Néant, La critique de la Raison dialectique, les cahiers…, etc.,…), éclaire et est elle-même éclairée par ces différentes tournures de " l'Histoire "… pour peu que l'on se donne la peine de lire ses œuvres avec la liberté requise et que l'on considère ces 20 dernières années de transformation de nos sociétés avec tout autant de liberté.
C'est en ce sens que nous prétendons que Sartre et son œuvre sont actuels.
Mais ce site a aussi une ambition.
Aujourd'hui nous sommes orphelins d'une philosophie et d'une idéologie de la libération.
Pendant trois quart de siècle, prenant la suite des révolutions du siècle dernier qui avait porté l'espoir, le marxisme, globalement comme dans toutes ses boutures plus ou moins heureuses, qui a joué, tant bien que mal, que l'on veuille ou non, auprès de ce que l'on appelait alors le mouvement ouvrier, et auprès de bien d'autres mouvements sociaux, ce rôle. Son discrédit puis le " décret de sa mort " ont désarmé ces luttes. Les lecteurs de Sartre n'ont été guère surpris. Ses nombreuses et riches controverses avec les dignitaires des marxismes plus ou moins officiels sont très éclairants à cet égard et déjà il nous a tracé la voie sans haine et sans condamnation en bloc des marxismes, mais dans la subtilité d'une vision qui savait déjà à la fois faire la part des choses et rendre aux marxismes ce que leur devaient les mouvements contre les oppressions politiques et les exploitations économiques. Plus encore, il mettait en rapport tout ce qu'il percevait déjà des limites, insuffisances et autres tragiques déficiences du " système marxiste " avec ses monstrueuses excroissances et applications politiques. Déjà il nous avait fait entrapercevoir que la " stalinisation " du marxisme avait fait de ce dernier la métaphysique d'une raison d'état et la clôture définitive du système totalitaire. Dépossédés d'une idéologie de la lutte contre l'exploitation économique et contre toutes les oppressions et de l'idée que " les masses font l'histoire ", il ne nous restait que la mort politique et la soumission à l'état de la Patrie du Socialisme, ou la volonté de tout reprendre à zéro et de travailler à transcender les marxismes par la philosophie qui fonde notre liberté. L'édification des " murs de Berlin " acheva de métamorphoser une philosophie de l'espoir en instrument d' aliénation absolue et la " raison " du goulag. Aujourd'hui, la chute du mur de Berlin emporta tout, ce marxisme-là et ce qu'il fut et aurait pu être si… Le " marxisme " n'avait pas été seulement une idéologie de lutte et d'une " avant-garde " qui s'était constituée en parti. Diffusé et emprunté au-delà du cercle étroit des " avant-gardes " politiques, il était devenu le centre (et le " trou noir ") d'une galaxie de développements en tout genre des sciences humaines, des sciences sociales, des philosophies qui, fortes de cet appui heuristique, se posaient en épistémologies des savoirs et pratiques humaines avec une farouche radicalité. Il en fut ainsi jusqu'aux courants psychanalystes qui avaient une autre vocation, jusqu'aux courants artistiques et de recherche esthétique. Il ne reste plus rien de cette immense production. Même pas sa mémoire élémentaire. Y faire référence est devenu impossible : tout a été évacué des mémoires. Tout est suspecté d'avoir été infecté par le totalitarisme. " La mort des idéologies " a été et continue à être proclamée urbi et orbi, pour laisser la place à l'ultralibéralisme. Idéologie sans conteste, le libéralisme, nouvelle manière, clame sa victoire. Elle se présente comme un bricolage de raisonnements simples, pour ne pas dire simplistes, avec, pour argumentaire, l'évidence de la foi du charbonnier. Elle est l'entreprise la plus réussie de décervelage. Elle est la promotion d'une abstraction, le marché, avec une mise en scène qui le rend visible dans toutes les peurs de la fin du siècle : la mondialisation. Cette dernière rassemble tout ce qui n'y adhère pas d'une manière ou d'une autre, dans le camp de ses ennemis. Ses derniers sont présentés comme sournois, invisibles, imprévisibles et parmi nous. Par leur nombre et à cause de leur différence forcément suspecte, ils sont tenus à la lisière de la barbarie : nous sommes en danger et le danger est partout. Cette idéologie a simplifié la vision géopolitique du monde et l'utilise à des fins domestiques. Comment faire face à cette " nouvelle adversité " alors que la guerre froide nous avait donné une identification simple de l'adversaire et une dénonciation aussi simple de ses manœuvres ? S'en protéger ou être plus nombreux pour être plus forts (souverainisme ou européanisme) ? Ou encore être plus compétitif (la version ultralibérale qui ne propose que déréglementation) et pour retourner leurs propres armes (la compétitivité par les coûts du travail les plus bas) contre eux ? Les stratégies à leur opposer semblent évidentes et font débat : s'enfermer dans des forteresses ou se soumettre pour mieux vaincre. Nous n'avons pas abandonné l'ère où l'ennemi extérieur détermine la mise en ordre de l'intérieur pour affronter et résister. Nous sommes passés d'un ennemi identifiable et localisable aux armes connues à " une horde " qui nous encercle et dont les armes sont moins visibles et sapent nos assises. C'est ce qui grosso modo inspire nos politiques aujourd'hui.
Cette idéologie, au sens de la représentation déformée et aliénée de la société et de son fonctionnement, a évacué des regards de chacun d'entre nous tout ce qui tentait de donner du sens à l'ensemble de nos perceptions du monde tout en apprenant à déjouer les effets déformants de leurs déterminations. Les sciences sociales sont suspectes, elles sont dénoncées comme dérisoires et archaïques, la modernité est énoncée du côté de déni de leur pertinence. Le social a perdu de son épaisseur, de sa consistance, de sa pertinence et de sa complexité à déchiffrer. Il n'est plus que la mauvaise peau qui enveloppe les rapports marchands. Il n'a pas à peser sur l'organisation économique. Il est l'irrationnel qui fait trébucher le rationnel économique et qu'il faut éliminer au nom de l'équité et de l'équilibre du marché. La réduction des inégalités sociales n'est plus qu'affaire caritative et de bons sentiments de quelques uns au profit de quelques autres, élus et alors objets de quelques faveurs. Les luttes et les mouvements sociaux ont pris une toute nouvelle coloration. Une grève prend l'allure d'une association de demandeurs ou d'offreurs qui tentent de peser sur le rapport marchand qui les détermine et organise leur insertion socio-économique, elle est l'art de tirer la couverture à soi, elle tire parti de tout ce qui handicape la fluidité et la transparence du marché, elle tend à n'être plus que la perversion de la concurrence marchande et tombe alors sous la colère de ceux qui ne jurent que par la concurrence pure et parfaite et sa fiction : se satisfaire de l'équité de l'équilibre de l'offre et de la demande où offreurs et demandeurs n'auraient pas d'autres moyens que d'accepter ce que le marché leur octroi. Il en faudrait peu pour que la grève tombe sous les coups d'une loi anti-trust ou de la concurrence. Nombre de mouvements sociaux n'ont plus guère d'autres perspectives que celle de peser sur dans " le rapport marchand " qui les lie aux employeurs . Délégitimés, voire même odieux et accusés d'être des freins aux nécessaires adaptations inspirées de la mondialisation, les mouvements sociaux se sont peu à peu imprégnés de la représentation ultralibérale que l'on peut avoir d'eux et ne portent plus la charge d'une critique anti-capitaliste, parfois même ils finissent par développer le même cynisme. Les luttes ne s'articulent plus à la représentation utopique que l'on peut avoir de la société, plus que jamais on reste dans l'économisme.
Avilie dans sa représentation ultralibérale, la politique n'est plus représentée dans sa vision noble que par un jeu d'institutions, et dans la version vulgaire et à destination des citoyens dits moyens, que comme le jeu malfaisant de corrompus et de cyniques. L'appétit du pouvoir et l'attrait de l'argent public seraient les seuls ressorts de l'engagement. La bonne politique est celle qui libère l'économie de tout ce qui pèse sur elle et l'entrave, la mauvaise est celle qui réglemente, réintroduit quelques fins sociales et envisage quelques objectifs à moyens et longs termes.
L'Utopie sociale est complément discréditée et rangée aux accessoires de l'archaïsme politique. L'idée même d'une maîtrise collective de notre destinée n'a plus de sens. Le chacun pour soi est l'idéologie politique qui légitime ses propres actions. Encerclées par la mondialisation, avec, à nos portes, des conflits ethno-identitaires et communautaires qui donnent le spectacle affligeant de sociétés qui se disloquent et où les fascismes ordinaires réactualisent les pires comportements politiques, individuels et collectifs, nos sociétés qui tant bien que mal s'efforcent de maintenir un minimum de cohésion sociale et de contrat social, se sentent en péril et l'absence d'horizon politique (ou si faible quand la construction européenne finit par jouer ce rôle) se sentent en péril et n'imaginent plus rien, ni leur présent ni leur avenir, le ressassement du " devoir de mémoire " tourne à vide et dans l'actualisation des terreurs passées ; l'idée de la décadence fait son chemin, comme celles de l'impuissance et de la fatalité.
Dans ce contexte où triomphe en profondeur l'ultralibéralisme malgré toute la défiance qu'il inspire (il est perçu comme l'idéologie cynique des plus forts), la politique social-démocrate, point d'équilibre entre l'attrait et la défiance que suscite l'idéologie dominante, désarmée de tout ce qui peut constituer une attitude et une action de gauche, ne peut que passer des compromis et manœuvrer à reculons. Les social-démocraties, en Europe, derniers bastions d'une sensibilité où la solidarité collective a encore un sens et où l'idée que la destinée de chacun et celle de la collectivité doivent s'harmoniser autrement qu'en fonction d'un équilibre économique marchand, ne s'opposent qu'en fonction de ces compromis ; chacun porte le sien comme un fardeau et s'efforce de lui donner une image dynamique.
Que faire aujourd'hui ? Quelle devrait être notre tâche aujourd'hui ? Quelle est notre ambition ? Relire Sartre ?
Faire le deuil de ce qui nous a, tant bien que mal guidés, et qui nous manque aujourd'hui.
Travailler à construire la philosophie politique de notre époque, celle des ruines des anciennes idéologies qui ont porté l'espoir de nos libérations et de la nécessaire reconstruction de la théorie de nos pratiques de résistance et d'espérances, celle de la théorie de la connaissance de notre monde et de ses évolutions, et de l'inscription de l'espoir dans les possibilités qui s'ouvrent devant nous. Réapprendre le sens de l'action qui articule le particulier et l'universel, réapprendre à définir l'objet et l'horizon du mouvement social articulé à une logique sociétale. Plus particulièrement il nous faut reconsidérer le sens de nos pratiques individuelles comme celui de l'ensemble de nos pratiques individuelles articulées dans/par le cadre de l'organisation de la production matérielle, de la division sociale du travail et de l'institution sociale et politique de la société et du monde d'aujourd'hui ; en d'autres termes (et en termes passablement anciens et peut-être obsolètes et dont il faudrait réinventer la puissance de représentation) il nous faut les reconsidérer dans cet ensemble qui n'est autre que ce que l'on appelait " l'organisation financière, industrielle et commerciale du capitalisme " (ces mots ont-ils encore un sens !) d'aujourd'hui ; ce sens, comme le système qui le détermine, nous échappe (à tout point de vue), sa visibilité s'estompe faute d'un cadre de réflexion et de représentation efficace, faute d'outils conceptuels qui nous permettraient de dépasser les simples représentations spontanées et imprégnées par les média ; plus que jamais, la recherche de ces sens doit redevenir l'objet de nos préoccupations : l'horizon de nos actions, le levier de nos aspirations, avec comme énergie la lutte contre toutes les oppressions, une à une, et toujours dans la logique de la nécessaire et signifiante totalisation.
L'œuvre de Sartre devrait être le point de départ de cette refondation et de cette reconstruction, de ce nouvel élan.
L'œuvre (inachevée) philosophique de Sartre nous arme pour cet effort.
Par son essai d'ontologie phénoménologique, elle est avant tout la philosophie, jamais épuisée, de la subjectivité. Elle est l'expression d'un immense effort philosophique pour " libérer " les représentations de la subjectivité de tout ce qui pouvait la dominer, l'entraver, la surprendre, l'annihiler, voire la mettre à mort ou l'évacuer de toute considération sur la société et les œuvres humaines, ou encore de n'apercevoir dans ses productions que des ruses d'un autre sujet qui en est l'exacte dépossession, métamorphosant le sujet en objet, etc,.. …ou de la porter aux nues sans d'autre considération que de l'illustrer dans une raison d'Etat. Et sans cet effort de libération (toujours à recommencer), les " trahisons historiques " sont inéluctables, la mécanique à inventer de nouvelles oppressions et systèmes totalitaires est toujours à l'œuvre. L'œuvre philosophique de Sartre replace tout ce qui détermine la subjectivité à leur place et en précise l'enjeu, par rapport de son autre pôle, la liberté. Par sa tentative d'élaboration d'une théorie des ensembles pratiques, elle pose les fondements d'une approche de l'action politique comme rapport social qui éclaire l'articulation entre subjectivité et pratique individuelles dans le groupe d'action qui reste qu'une somme organisée de subjectivités et pratiques individuelles, et l'émergence de l'Histoire. Une tâche apparaît nécessaire et peut-être seule une démarche à partir de Sartre devrait permettre de l'accomplir de manière décisive : la démocratie ! Comprendre la démocratie ! Inventer sa " théorie " ! Rendre compte de la culture de la démocratie, celle qui façonne nos sensibilités et imprègne nos actions, celle qui nous mobilise quand la démocratie est brocardée, voire en danger, celle qui nous fait crier d'horreur quand d'autres sociétés nous infligent le spectacle de leurs atroces divisions et nous obligent à s'interposer, celle qui nous fait chaque jour inventer les droits de plus faibles, des plus démunis, celle qui rend la solidarité nécessaire comme une essence sociale qui nous contraint, celle qui invente l'humanitaire et le droit d'ingérence, celle qui nous amène à résister quasiment d'instinct à tout ceux ce qui proposent sa décomposition comme avenir politique, celle qui nous rend si sensible et sceptique quand le totalitarisme pointe ses oreilles derrière les démagogies et les populismes qui doivent forcément dans un premier temps compter avec elle, celle qui bien souvent, quand de nouvelles misères et oppressions apparaissent nous semblent toujours insuffisante, impuissante et prête aux pires compromis ! Pendant longtemps haïe de tous les tenants des anciens régimes, sabordée par les fascismes noirs, galvaudée et méprisée par les dialecticiens qui ressassent la trop fameuse dialectique des droits formels et des droits réels, enfin, faute de mieux, engluée aujourd'hui dans la " théorie droits de l'homme ", la démocratie, et tout ce qui y est afférent, est devenue en matière de système politique et d'organisation sociale, fondée à la fois sur la liberté, une certaine idée de l'égalité des droits, et la nécessaire solidarité sociale, le seul système qui porte l'espérance de l'avenir dans de nombreuses parties du monde. Sans la démocratie, aujourd'hui, rien ne semble possible dans ces contrées du monde où on meurt massivement de faim et de toutes les misères. Sa " théorie " reste à faire. Il ne faut pas beaucoup de courage pour se rendre et admettre aujourd'hui que la " démocratisation " est historiquement le seule système qui ait réussi et réussira encore à " libérer " les hommes de bien des jougs. Elle a épanoui et elle épanouira l'individualité et elle développe sans cesse les liens de solidarité. Elle n'a pas pu et su " planifier nos économies en fonction de nos besoins " mais elle a permis à des hommes d'inventer des politiques qui leur ont permis d'infléchir le poids des capitalismes financiers et industriels dans l'organisation marchande de la production matérielle et de la répartition de biens économiques. Elle permet de poursuivre cette voie. Bref à bien des égards, la " démocratisation " de nos sociétés s'est avérée être le " modèle révolutionnaire " qui ne cesse de les " révolutionner " à travers l'utopie immanente de la " liberté ", de " l'égalité des droits " et des solidarités. La promotion même du " contrat social " face à l'abstraction ravageuse du " marché " vaut bien les transcendances tragiques que furent les " intérêts supérieurs du Prolétariat " ou encore " la lutte des classes ", essence de toutes les essences qui, avec " la recherche du profit de l'Impérialisme", dénonçaient tout ce qui était et est nuisible à notre épanouissement. Celles-ci était les transcendances souterraines qui éclairaient tout tels le Bien et le Mal, Dieu et Diable dans les cieux d'une autre époque…. Mieux comprendre le système démocratique devrait aider à développer la démocratisation à l'échelle du monde !
La démocratie, telle que nos sociétés industrielles et étatiques l'ont inventée et développée dans un cadre national, n'est pas sans poser quelques problèmes. Elle s'est longtemps articulée à un système économique qui ne pouvait fonctionner qu'au prix d'inégalités économiques fondamentales importantes tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de son mode productif ; elle a assuré la promotion des intérêts dominants du système, elle a assis la position dominantes des catégories sociales de ces intérêts. Quand il l'a fallu, elle a rendu possible l'évolution et du système et de l'organisation sociale, et elle a permis la promotion de nouveaux modes de régulation. Elle fait encore aujourd'hui la preuve de cette capacité tout en " intégrant ", tant à des fins de régulation que par " idéaux démocratiques ", les catégories sociales que le système productif aurait tendance à réduire à l'état de seuls moyens productifs. Elle permet d'articuler rentabilité économique et système de solidarité sociale par la recherche d'équilibres toujours instables, etc.,… Face à la vague ultralibérale, la sensibilité et la culture démocratiques dont nous sommes imprégnés a été des " lieux de résistance " aux projets de démantèlement intégral des systèmes de solidarité et de redistribution. Les récents échecs électoraux des politiques libérales est à mettre à son actif plutôt qu'aux discours gauchistes, même si c'est au prix de la promotion politique de l'écologie. Aujourd'hui, la démocratie est contestée dans son mode d'organisation avec l'affaiblissement du cadre national et étatique dans lequel elle a été inventée et développée. Ses représentations du lien social qui la fonde et qui a l'efficacité d'une " morale " immanente à son système, régulatrice des comportements sociaux et politiques sont de plus en plus subverties par nouvelles formes d'expression du " désir d'être " ; les replis sur soi et identitaires, voire communautaristes, prennent aujourd'hui le relais des critiques plus anciennes, de droite comme de gauche. Mieux comprendre la démocratie devrait aider à la développer et à faire l'impasse sur de nouvelles et dramatiques aventures totalitaires ; l'actualité de la tentation totalitaire est toujours renouvelée et la démocratie comme système complexe et contradictoire, voire paradoxale, l'entretient peut-être bien mais cela reste à être compris et analysé autrement que comme le produit d'une essence " souterraine et sournoise " !
Ceci dit, n'est ce pas faire un mauvais sort à l'œuvre de Sartre que de la sortir de l'exégèse universitaire et de la rentabilité éditoriale, que de l'engager dans les interrogations et dans les luttes d'aujourd'hui ? N'est ce pas, en lui conférant la position du dogme, la dogmatiser et la stériliser, etc,… la trahir en la métamorphosant in fine en lieu d'asservissement idéologique ?
Le risque est possible. Mesurons-le !
Anti-essentialiste, l'œuvre philosophique de Sartre est anti-dogmatique par les armes qu'elle donne à son lecteur. Son inachèvement, dont maints commentateurs se sont gaussés en la ramenant à un trait psychologique de son auteur, ou plutôt son absence de clôture, rend l'entreprise difficile, sinon périlleuse.
L'évolution de la pensée de Sartre a été telle que certains y voient, dans une mise en scène d'oppositions, différents systèmes. Ils réintroduisent alors le tranchant dogmatique de la coupure épistémologique et ils procèdent au dépeçage de l'œuvre ; les équarrisseurs deviennent les maîtres du maître,… Or, l'hypothèse que suppose notre démarche qui veut que l'œuvre de Sartre soit actuelle et devrait, parce que vivante, vivre en assurant par sa richesse la fécondité de sa postérité, peut s'énoncer de la façon suivante : ces " différents systèmes " obéissent à une tout autre logique, une pensée, et une telle pensée, formée et développée hors des cénacles académiques et universitaires ou supposés laboratoires de la pensée, est à la fois liée à la sensibilité d'un homme aux questions des différentes époques de son temps, et à la volonté de donner des réponses immédiates, dans la situation et à l'époque mêmes de la question, qui orientent, qui arment et désassujettissent, qui éclairent et dégagent les possibles qui fondent notre liberté. Ces systèmes ont été élaborés et écrits dans (et par rapport) les ténèbres de notre siècle : les ténèbres nazies qui avaient complètement assombri le ciel européen, les ténèbres staliniennes qui avaient confisqué l'espoir révolutionnaire ; or ces ténèbres n'étaient pas survenues comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, elles étaient le produit de nos sociétés, de notre culture, de notre sensibilité et de nos combats. Les réponses de Sartre passaient obligatoirement par l'élaboration de systèmes : ils fondent à chaque fois la liberté dans le règne incontournable des possibles. Si on évite l'écueil qui consisterait à dire qu'elle ne peut être par nature un dogme, l'œuvre de Sartre met en éveil, rend vigilant et trace la voie, pas seulement par éclairage et par exemple, mais parce qu'elle ne peut être à la fondation d'une nouvelle démarche que parce qu'elle a été elle-même dans chacune de ses phases : " l'œuvre d'un philosophe en situation ".


Quelle est alors l'ambition effective du site http://jpsartre.free.fr ?

Il se propose d'être le lieu d'exposition des débats qui se situent dans la démarche décrite. Tous ceux qui cherchent dans cette voie peuvent envoyer à l'adresse électronique du site leur(s) contribution(s), de toutes sortes (texte, fiche, lecture, etc,..) sous word, works, ou autre traitement de texte, en fichier joint. Elles seront mises en ligne et à la portée de lecture critique de tous. Elles seront proposées à la réécriture de tous ceux qui le désireront, réécritures qui seront elles-mêmes mises en ligne. Lors de synthèses nécessaires, la démarche restera la même : quiconque, dans la logique décrite ci-dessus, pourra s'y risquer et l'exposer à l'appropriation et la critique de tous. Au travail ! A vos stylos et claviers !

J.P. Morvan
 

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